Des jours amers
Je viens de recevoir d’Italie un livre particulièrement précieux pour comprendre l’histoire récente de ma famille italienne. “I giorni amari di Borso del Grappa” (les jours amers de Borso del Grappa), co-écrit par Antonio F. Celotto et Zilio Ziliotto, retrace l’histoire de Borso durant la seconde guerre mondiale. Il s’intéresse tout particulièrement à la période qui a suivi le 8 septembre 1943, date à laquelle l’Italie a signé l’armistice avec les anglo-américains. Ce qui aurait pu être la fin d’un cauchemar en a au contraire initié un autre, encore plus horrible, marqué par l’occupation allemande et l’intégration de Borso dans la République Sociale Italienne de Mussolini.
Il s’agit de la seconde édition du livre, enrichie par un nombre énorme de témoignages recueillis auprès de ceux qui ont vécu les arrestations, les maison incendiées, les combats entre fascistes et résistants. Certains sont encore en vie et ont pu raconter leurs souvenirs, retranscrits tels quels et parfois en dialecte, dans un souci de fidélité au témoignage. D’autres sont décédés mais leurs enfants ou petits-enfants ont pu transmettre ce qu’ils leur en avaient dit.
Je savais ce livre en chantier depuis quelques années et je l’attendais avec impatience. Sa sortie a été retardée par la mort brutale de l’un de ses auteurs à la fin 2012. Trois ans plus tard je peux enfin le lire, et son contenu est largement à la hauteur de mes attentes. Certes il ne se lit pas facilement, car le sujet est très pesant et les images parfois dures. Mais il m’a offert une plongée passionnante dans le quotidien de ma famille.
Au fil des pages, tous ces noms et ces surnoms que j’enregistre depuis plusieurs années dans l’arbre généalogique de Borso prennent vie. Je découvre des épisodes vécus par mon père durant son adolescence, et qu’il n’a jamais vraiment voulu raconter. Les rares phrases qu’il a consenties à partager trouvent soudainement tout leur sens au travers de ces témoignages, dont certains proviennent de mes oncles et tantes.
J’ai reproduit ici certains passage, qui mettent en scène les membres de ma famille et éclairent les bribes d’informations que je connaissais.
La captivité
Après l’armistice du 8 septembre 1943, les soldats italiens passent pour les Allemands du statut d’allié à celui d’ennemi. Beaucoup d’entre-eux sont capturés par l’armée allemande et envoyés à bord de wagons plombés vers des camps d’internement.
(p.19) Molti altri soldati furono catturati dai tedeschi, nei diversi fronti di guerra o in patria, spediti con vagoni piombati senza cibo e acqua in Germania, e internati in campi di concentramento in conditioni di vita durissime e umiliazioni degradanti, come Vedovotto Giacomo…
Mon oncle Giacomo a ainsi été fait prisonnier par les Allemands. Interné à Hambourg puis en Albanie, il n’est revenu à Borso qu’après la fin de la guerre. Ma tante Maria se désespérait de le voir rentrer. Un jour, apprenant qu’un tout dernier convoi de rapatriement arrivait à Bassano, elle y est partie à bicyclette en espérant qu’il en ferait partie. Mais à l’arrivée du convoi, elle n’y a pas vu son frère. Les hommes libérés lui ont dit que certains d’entre-eux étaient descendus des camions un peu avant, au passage à niveau où part la route menant à Borso. Maria est donc repartie aussi vite que possible et elle a retrouvé son frère qui marchait le long de la route ! Ils sont tous deux rentrés chez mes grands-parents sur la bicyclette.
L’incendie des maisons
Le 3 septembre 1944, les partigiani lancent une attaque contre la poudrerie de Valle San Felicità, dans le hameau de Semonzo ; mais l’opération échoue. Le lendemain matin, une colonne de soldats allemands arrivé dès 6 heures à Borso et, en représailles, ils incendient au lance-flammes une vingtaine de maisons supposées abriter des résistants. La simple présence de vêtements d’homme suffisait à éveiller leurs soupçons.
Parmi les maisons brûlées figurent celle de ma grand-tante Veronica, dont l’incendie est raconté par son fils, âgé de dix ans en 1944, et celle des parents de ma tante Giovannina qui, sous la menace d’une arme, a vu la maison familiale brûler :
(p.61) Avevo 20 anni. Ero sola in casa; il papà e la mamma erano “a far fen sue part del Corn Forà”. Verso le 8 di quel mattino, si presentarono due tedeschi, con un lanciafiamme, uno mi spinse contre il muro, puntandomi una pistola sul petto, l’altro salì nelle camere, aprì le finestre e diede fuoco,… vidi atterrita le fiamme uscire dalle finestre.
Ce même jour, les allemands sont allés jusqu’à la maison de mes grands-parents. Ma tante Maria s’y trouvait avec ses frères Domenico (Meneghetto) et Emilio (Milio). Maria raconte que Domenico, qui faisait partie des partigiani a été alerté par les cris des oies et qu’il a eu tout juste le temps de s’enfuir. Elle a cru qu’Emilio allait être abattu sous ses yeux et a dit aux allemands de la tuer plutôt que lui, qui était trop jeune. Tous deux ont été conduits par les soldats jusque devant l’église où se trouvaient des camions prêts à emmener les partigiani vers la mort ou la prison. Au passage, ils ont vu les maisons en feu et entendu des tirs de fusils et de mitrailleuses. Mais ils ont finalement été relâchés :
(p.67) I fascisti sono arrivati presto; le oche, spaventate, hanno fatto un gran rumore. Mio fratello Meneghetto ha fatto appena in tempo a scappare per il prato, mentre mio fratello Milio è andato nell’orto et si è steso nell’erba, ma è stato visto e quindi catturato e messo al muro, con serie intenzioni di fucilarlo; io allora mi sono avventata contro i fascisti dicendo di uccidere me e non mio fratello… Io e Milio abbiamo dovuto seguirli… Attraversando via Chiesa, ho visto, terrorizzata, l’incendio delle case, avvolte da fiamme e fumo, mentre attorno a noi era un susseguirsi di fucilate e raffiche di mitra che si incrociavano dal basso et dalla montagna.
Le 6 septembre 1944, mon arrière grand-mère Maria Gollin décède à Borso, à l’âge de 80 ans. Elle a certainement su ce qui était arrivé à ses voisins et ses dernières heures n’ont pas dû être paisibles. Deux jours après les incendies il n’y a quasiment plus un homme adulte dans la commune. Ils sont soit cachés, soit aux mains des Allemands. Ce sont donc les femmes de la famille qui portent le cercueil lors de l’enterrement.
Le massacre de Meda
Le 23 septembre 1944, les fascistes enferment dans un galerie située sur l’alpage de Meda une vingtaine d’hommes : jeunes gens qui voulaient échapper à l’appel sous les drapeaux des républicains italiens, partigiani et le gardien de l’alpage. Le lendemain, huit d’entre eux sont exécutés pour servir d’exemple aux autres, afin de leur “passer l’envie de combattre le fascisme”. Mon grand-père, qui travaillait dans cet alpage, y est monté ensuite pour vérifier l’état des bâtiments. Ma tante Maria l’accompagnait, et elle raconte comment tous deux ont découvert la fosse où les huit corps criblés de balles étaient sommairement enterrés :
(p. 114-115) Finito il rastrellamento, io e mio padre, che era malgaro nel Cason de Meda, siamo saliti alla malga per un controllo dell’abitazione, della stalla e dell’orto; giunti nelle vicinanze, ci siamo accorti che c’era della terra smossa, coperta da lamiere. Mio padre le ha sollevate e sotto, inorridita, ho visto otto morti, allineati, sette supini e uno di fianco, con le mani legate dietro alla schiena con del reticolato; i petti erano crivellati di colpi e i vestiti intrisi di sangue.
La rafle du 24 septembre 1944
Le 24 septembre, durant la messe de 10 heures, l’ordre est donné à tous les hommes âgés de 15 à 65 ans de se présenter sur la place devant la mairie, sous peine de représailles. Les fascistes disposent d’une liste de partigiani, avec leur nom de guerre, trouvée le 4 septembre lors de la perquisition des maisons brûlées par la suite. Les menaces sont claires : soit ces hommes se rendent, soit tout le pays est mis à feu et à sang. Les avis sont partagés : certains se rendent pour protéger leur famille et leur maison, d’autres préfèrent se cacher. Parmi tous les hommes victimes de cette rafle, quelques uns seront relâchés ou enrôlés sous les drapeaux républicains, d’autres réussiront à s’enfuir, mais la plupart seront fusillés, pendus ou envoyés dans des camps de concentration en Allemagne.
Le 26 septembre, 31 de ces jeunes gens sont pendus à des arbres à Bassano, avec autour du cou un panneau disant bandito (bandit). Ils sont laissés ainsi 24 heures, pour que la population puisse s’imprégner de la menace.
Chacun de ces arbres porte aujourd’hui le nom de l’homme qui y a été pendu. Je me souviens avoir vu ces noms et ces croix sur les arbres quand j’étais enfant. A ma question, mon père avait répondu : “des hommes ont été pendus pendant la guerre”. Il n’a pas ajouté que lui ou ses frères auraient pu en faire partie…
Le travail pour la Todt
Mon père m’avait dit que durant la guerre il avait “travaillé dans la montagne” sous les ordres de soldats de l’armée allemande, parmi lesquels se trouvaient des Polonais. C’était un travail dur, d’autant qu’il faisait froid durant l’hiver 1944-1945. Mon père et ses compagnons ne comprenaient d’ailleurs pas comment les Allemands pouvaient avoir chaud, alors qu’eux-mêmes étaient frigorifiés. En fait les Allemands eux aussi avaient froid mais leur “kalt”, qui signifie froid en allemand, était compris par les Italiens comme “caldo”, qui signifie chaud.
Grâce à ce livre, j’ai su ce qu’était ce “travail dans la montagne”. L’Organisation Todt (OT) était un groupe de génie civil et militaire de l’Allemagne nazie, fondée par Fritz Todt. Dans l’Italie occupée, la Todt trouva un marché pour son économie de guerre. A l’automne 1944, suite à la rafle, les jeunes hommes de Borso sont réquisitionnés pour travailler pour la Todt qui construit des fortifications dans le massif du Grappa, à Campo Croce. C’est donc là que mon père a passé l’hiver 44-45. Son frère ainé Ferruccio, est lui aussi réquisitionné par la Todt, taillant du bois pour la cuisine, les travaux de soutènement et les baraques dans lesquelles ils étaient logés. Son témoignage est sans doute très fidèle à ce que mon père a vécu :
(p. 160) Anch’io sono andato a lavorare alla Todt, a Campo Croce, dove si incavano trincee, gallerie in Val Saera e ricoveri in roccia; io ero in un gruppo di trenta uomini; si lavorava nel bosco a far legno per le cucine, per procurare il legnamo usato nei lavori di scavo e per le baracche, dove eravamo allogiati… A fine settimana c’era la paga con una monetta supersvalutata!
Le 30 avril 1945
Des événements de ce jour où mon oncle a perdu son bras gauche, mon père ne m’a jamais dit que : “Nous étions trois. Le premier est mort, le deuxième, mon frère Ferruccio a perdu son bras, le troisième c’était moi”. Le livre m’apprend que ces événements se sont produits dans le hameau de Pioch, entre Borso et Semonzo. Il s’était su que des allemands s’étaient cachés dans un maison isolée et un groupe de jeunes hommes a décidé d’aller les débusquer. L’opération, sans doute hasardeuse, s’est soldée par deux morts, dont Guido Bertapelle, et plusieurs blessés. Mon oncle Ferruccio raconte comment il a perdu son bras :
(p. 177) Jaco ha saltato il canale verso i Scoranse e Guido gli è andato dietro, mentre io sono fuggitto lungo il canale; in quell’istante ho sentito Guido dire “ahi mamma” ed io mi sono trovato sbattuto a terra; ripresomi e, messo una mano sul braccio, mi sono accorto che era stato spezzato.
Bien d’autres témoignages poignants sont rassemblés dans ce livre, qui se veut une œuvre de mémoire et un appel pour que de tels faits ne se répètent jamais.
Il est vendu par l’association Pro Loco de Borso del Grappa, au profit exclusif des groupes d’Alpini qui s’emploient à sauvegarder l’histoire et les monuments locaux.
4 commenti
Briqueloup
Ce livre est à la fois terrible et précieux. C’est remarquable d’avoir réussi à recueillir ces témoignages. Je comprends votre émotion en découvrant les récits qui touchent les personnes de votre famille.
venarbol
Je vais le conserver précieusement en effet, et je suis très reconnaissante envers ceux qui ont fait ce travail de mémoire.
Jean-Michel Girardot
Ce compte-rendu d’un livre est très intéressant. Quelle chance de trouver des membres de sa propre famille dans la relation d’événements historiques, bien que ceux-ci soient plutôt tragiques.
venarbol
Ce livre est en effet une chance pour quelqu’un qui, comme tous les généalogistes, s’intéresse à l’histoire de sa famille. Et l’histoire proche n’étant pas toujours la plus facile à trouver j’apprécie d’autant plus le travail qui a été fait.