“Le cadre de la bicyclette est soudé”
Le #geneatheme du mois de mai est consacré à la seconde guerre mondiale, sujet difficile à traiter à plusieurs titres. Tout d’abord parce que paradoxalement, alors que cette époque concerne nos contemporains, il n’est pas simple de récolter des informations auprès de personnes qui n’ont pas forcément envie de raconter ce qu’elles ont vécu. Ensuite parce qu’il est pour nous plus facile de prendre la distance nécessaire avec l’histoire en racontant la vie d’un ancêtre qui a vécu au XVIIIe siècle que celle de nos parents ou grands-parents. Enfin dans mon cas, parce que parler de la seconde guerre mondiale vue depuis l’Italie ne contribue pas à alléger l’atmosphère.
Mussolini était à la tête de l’Italie depuis plusieurs années quand mon père est né. Comme ses frères et sœurs il a donc connu l’endoctrinement fait aux enfants, éduqués dans les brigades des figli della lupa, balilla ou avanguardisti… Il ne m’en a rien dit, hormis qu’il était obligé de porter une chemise noire pour aller à l’école, et que le père d’un de ses camarades déchirait systématiquement celle de son fils quand il rentrait de classe. Je sais aussi que pendant la guerre il avait été réquisitionné par des soldats allemands ou polonais, comme d’autres adolescents de Borso, pour “travailler dans la montagne” durant un hiver très rigoureux et que, comme tous ses camarades, il se demandait comment ces soldats pouvaient avoir trop chaud alors qu’eux avaient si froid (“kalt” signifie froid en allemand, mais ils entendaient “caldo” qui signifie chaud en italien)…
Puis il y a eu l’armistice de 1943, la république de Salò (!) imposée par Mussolini sur le nord de l’Italie, les actions de résistance dans le massif du Grappa et ailleurs, auxquelles ont participé mes oncles ainsi que mon père, à peine sorti de l’enfance. Au sujet de ce jour d’avril 1945 où la mort l’a frôlé de si près alors qu’il manipulait des explosifs, son récit était d’une sobriété monacale : “Nous étions trois. Le premier est mort. Le deuxième c’était mon frère, il a perdu un bras. Le troisième c’était moi.”…
Je me souviens aussi de ces arbres portant des croix et des noms qui bordaient une rue de Bassano et au sujet desquels mon père avait répondu à mes interrogations d’enfant par : “C’est des hommes qui sont morts pendant la guerre”. Il n’y a que quelques années que j’ai découvert que dans ces arbres avaient été pendus des partigiani et des otages capturés dans le Grappa ou les villages alentours lors d’une action de représailles réalisé par un commando SS en septembre 1944, que certains venaient de Borso et que l’un d’eux avait le même patronyme que moi…
Pour détendre un peu l’atmosphère, voici une anecdote qui remonte elle aussi à la seconde guerre mondiale mais a été vécue par ma mère, en Haute-Savoie. Un jour un homme est entré dans le magasin de ma grand-mère et à demandé à ma mère, qui avait une douzaine d’année, d’aller voir son cousin Henri et de lui dire : “le cadre de la bicyclette est soudé”. Ma mère, qui malgré son jeune âge avait compris que son cousin ne se préparait pas pour le tour de France, s’est scrupuleusement acquittée de sa mission. Cette phrase est toujours restée gravée dans sa mémoire mais elle n’a jamais su, même soixante ans plus tard, quel message se cachait derrière la formule faussement anodine.
En cette année du centenaire du début de la première guerre mondiale et du 70e anniversaire de la libération, la seule chose qui me vient à l’esprit pour conclure est cette phrase extraite de la chanson “Né en 17 à Leidenstadt”, de Jean-Jacques Goldman :
“Et qu’on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps
D’avoir à choisir un camp”
One Comment
Monique F.
Très émouvant.
Des bribes de petites histoires qui sont des miettes d’Histoire nous touchent, même si elles n’appartiennent pas à notre vécu. Merci pour le beau texte de Goldman. Européens préservés que nous sommes, puissions-nous vivre encore longtemps sans avoir à choisir un camp, alors que les conflits s’allument aux frontières !