P comme Polenta… et Pellagre
Le terme polenta vient du latin puls, pultis, qui signifie bouillie, purée. La puls était au menu des Romains bien avant l’introduction du maïs en Europe. Elle était préparée à base de sarrasin, d’épeautre, de millet… et connue dans tout le monde méditerranéen.
La culture du maïs a débuté en Andalousie, 30 ans environ après la découverte de l’Amérique, dans le but de nourrir le bétail. Cette graminée s’est ensuite disséminée dans toute l’Europe au cours du XVIIe siècle, au sein d’un arc parcourant l’Espagne, la France, l’Italie, les pays du Danube, l’Ukraine et jusqu’au Caucase. Plus au nord le climat était trop froid, plus au sud il était trop sec.
Le mode de préparation était partout identique : la farine était cuite dans de l’eau ou du bouillon, en fin de cuisson on y ajoutait selon les cas du beurre, du lait, du fromage, du jus, de la viande…
Aujourd’hui encore, la polenta est un symbole de la cuisine populaire de la Vénétie. Elle est mangée juste après la cuisson, ou laissée à refroidir et durcir sur une planche de bois puis découpée en lanières (avec un fil pour les puristes).
Toutes les variantes possibles de son utilisation ont été essayées : polenta abbrustolita (grillée), polenta onta (frite), polenta e coniglio (avec du lapin), polenta e baccalà (avec de la morue séchée)…
Faite à partir de farine de maïs blanche ou jaune, la polenta a sauvé de la famine les populations pauvres. Mais au milieu du XVIIIe siècle, les médecins comprennent qu’elle est à l’origine de la pellagre, une maladie due à la malnutrition qui se manifeste par trois catégories de symptômes : dermatite, diarrhée et finalement démence conduisant à la mort. Son nom est dérivé du premier symptôme, la dermatite, de l’italien “pelle agra” = “peau aigre”.
Elle atteint les populations pauvres dont l’alimentation contient peu de vitamine B3 (anciennement appelée vitamine PP, de “PP factor” ou “pellagra preventive factor”) et de tryptophane, un acide aminé essentiel précurseur de cette vitamine. Et c’est en effet le cas de ceux qui ne mangent que du maïs non nixtamalisé.
Les Amérindiens, grands consommateurs de maïs depuis des siècles, ne souffraient en effet pas de pellagre car leur méthode de préparation du maïs, la nixtamalisation (cuisson dans une solution alcaline), rendait assimilable la vitamine B3. Mais le maïs n’a pas été importé en Europe avec son mode de préparation, au grand dam des populations les plus pauvres. Ceux qui pouvaient agrémenter leur polenta avec de la viande, des légumes ou des fruits ne souffraient en effet pas de pellagre.
24 janvier 1833 : Certificat de décès à 56 ans de Martin Guadagnin, frère de mon arrière-arrière-arrière grand-père. D’après ce que le prêtre a écrit, il cumulait deux maladies dues à une carence alimentaire : le scorbut et la pellagre (“dopo lunga et penosa malattia di scorbuto e pellagra dell’ ultimo grado”). Son épouse, Maria Basso, était elle-même déjà décédée de pellagre en 1829, à 52 ans. Leur fils ainé, Pietro Guadagnin, a également succombé à cette maladie en 1858. Et comble du sordide, mais sans lien avec la pellagre, deux autres frères de Pietro ont succombé à l’épidémie de choléra qui a frappé Borso en 1836.
Les conditions de vie désastreuses des populations rurales les plus pauvres de la Vénétie du XIXe siècle, mises en évidence entre autres par la pellagre, ont été à l’origine de l’exode massif des Vénitiens vers le nouveau monde, à partir de 1865.